En Iran, l’art de la débrouille au temps des sanctions économiques
Le retour de l’embargo américain en 2018 a fait fuir les entreprises étrangères, compliqué les échanges, mais forcé l’économie iranienne à s’adapter.
Par Ghazal Golshiri
Publié le 12 février 2021 à 14h32, mis à jour hier à 16h26
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RécitLe retour de l’embargo américain en 2018 a fait fuir les entreprises étrangères, compliqué les échanges, mais forcé l’économie iranienne à s’adapter.
Quand l’Iranienne Sara (un pseudonyme) décide de lancer sa propre ligne de vêtements à Téhéran, au printemps 2018, c’est comme si les lignes de force de la géopolitique mondiale se conjuguaient pour faire échouer son « rêve de toujours ». Le moment ne pouvait pas être, a priori, plus mal choisi. A peine quitte-t-elle le poste de graphiste qu’elle occupe alors dans une agence de communication que le président américain de l’époque, Donald Trump, met ses menaces à exécution en claquant la porte, le 8 mai, de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien.
Le rétablissement par Washington des sanctions contre l’Iran – les plus strictes depuis la révolution islamique de 1979 –, dès le mois d’août, précipite l’économie du pays dans une spirale récessionniste. La monnaie nationale, le rial, entame une plongée vertigineuse face au dollar, déclenchant des troubles sociaux et la panique générale. A la fin de l’été 2018, le billet vert s’échange à 250 000 rials au marché noir, contre 37 500 au printemps – une dégringolade de 85 % de la valeur du rial.
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« A l’époque, j’étais en vacances en Italie et je calculais le prix de toute chose en rial, même celui d’une bouteille d’eau, avec une angoisse terrible, se souvient Sara. A mon retour en Iran, j’ai malgré tout maintenu mon projet de prêt-à-porter. J’ai pensé que la pénurie des produits étrangers qui s’annonçait créerait un marché, une clientèle avide de biens de consommation. Deux ans et demi plus tard, je peux dire que j’ai gagné mon pari ! »
Des sanctions américaines qui ont coupé l’Iran du monde
Exportation du pétrole iranien, en milliers de baril par jour, en moyenne sur un mois
Infographie Le Monde : Flavie Holzinger, Delphine Papin et Floriane Picard
Sources : Kpler ; FMI ; OMS ; Johns Hopkins University ; Bonbast ; Le Monde
Aujourd’hui, la jeune femme de 33 ans compte 40 000 abonnés sur sa page Instagram (l’espace favori des entrepreneurs iraniens), où elle met en scène de belles Iraniennes aux épaules et aux cheveux dénudés, arborant manteaux, décolletés, jupes et pantalons aux couleurs vives de sa création. Son entreprise a même engrangé des bénéfices. Désormais, dans son atelier à Téhéran, huit employés s’activent autour d’elle, alors qu’ils n’étaient que deux à l’origine.
Pour réduire sa dépendance aux importations, la créatrice préfère les tissus filés en Iran, notamment en laine peignée produite dans la ville industrielle de Qazvin (centre). « Beaucoup de clients me disent que les marques étrangères qu’ils achetaient avant sont devenues inabordables aujourd’hui, tandis que la mienne reste accessible », explique-t-elle.
Quête d’autosuffisance
Des enseignes occidentales, telles que Zara, Mango ou L’Oréal, avaient envahi les vitrines des centres commerciaux dans la foulée de l’accord sur la réduction des activités nucléaires iraniennes (JCPoA) conclu, en juillet 2015, entre Téhéran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (Etats-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni et France) et l’Allemagne.
Cette brève embellie économique, suscitée par la levée partielle de l’embargo international en janvier 2016, avait aussi marqué le retour en Iran de géants industriels comme Siemens, Volkswagen, Samsung, ou encore les français Total, PSA Peugeot-Citroën et Renault. Les exportations de brut iranien ont même atteint 2,5 millions de barils par jour en avril 2018 (contre un peu moins d’un million de barils par jour, fin 2015), permettant de faire rentrer les devises indispensables à l’achat de marchandises importées. Mais, avec le retour des sanctions, un mois plus tard, les produits étrangers furent les premiers à disparaître des rayons.
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La stratégie de « pression maximale » menée par Donald Trump en Iran pour asphyxier son économie – à l’image de l’embargo pétrolier imposé au Venezuela de Nicolas Maduro, en 2019, ou des restrictions drastiques visant la Corée du Nord – n’a que partiellement abouti. Après une contraction du produit intérieur brut (PIB) iranien de 6,5 % en 2019 et de 5 % l’année suivante, le Fonds monétaire international prévoit une croissance de 3,2 % pour 2021, malgré une inflation de 30 % et un taux de chômage de 12,4 %. Une quasi-performance dans le contexte de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19. La Banque mondiale avance des chiffres similaires. Et leurs prévisions ne prenaient pas en compte l’arrivée du démocrate Joe Biden à la Maison Blanche, le 20 janvier.
Si Téhéran – qui s’est affranchi des contraintes du JCPoA depuis le retrait américain, avec la reprise de son processus d’enrichissement d’uranium à 20 % – revient à un respect strict de l’accord, Washington l’y rejoindrait, marquant le point de départ de nouvelles négociations ayant l’ambition d’élargir l’accord à d’autres enjeux – notamment le programme balistique iranien. Fin janvier, le président Biden a nommé Robert Malley, ancien conseiller de Barack Obama et un des architectes de l’accord de 2015, comme envoyé spécial pour l’Iran.
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Cette résilience de l’économie iranienne s’explique en partie par les mesures adoptées par le gouvernement du président Hassan Rohani après le coup de force de Donald Trump. Anticipant la baisse de ses exportations pétrolières, l’Etat a très rapidement interdit, dès juin 2018, l’importation de milliers de biens de consommation, dont des aliments, des vêtements, des voitures et des produits d’hygiène. Le régime a également mis fin à sa politique interventionniste sur le marché noir, laissant flamber les devises étrangères.
Si cette mesure a vidé le portefeuille des classes moyennes et inférieures, et ruiné les commerçants des bazars, elle a permis aux producteurs locaux de s’imposer face à leurs concurrents étrangers, dont les marchandises sont devenues hors de prix. Profitant d’un marché de 83 millions de consommateurs, le « fabriqué en Iran » a donc pu se développer. Des petites et moyennes entreprises ont vu le jour, et parfois même prospéré.
Le cas de Sara n’est pas isolé. Jouets, cosmétiques, nettoyants et matériaux de construction sont désormais produits en Iran par des entreprises locales. « Avant les sanctions, il y avait par exemple dix entreprises de production de détergents. Il y en a 170 aujourd’hui », note Cyrus Razzaghi, président du cabinet de conseil Ara Enterprise, joint par téléphone à Téhéran.
Depuis la révolution de 1979, les mesures restrictives ont contraint l’économie iranienne à être « autosuffisante à près de 80 % », même si, relativise-t-il, « la qualité des produits n’est pas toujours satisfaisante, en particulier dans l’automobile, où des pièces détachées et certaines technologies manquent ». La grosse difficulté, poursuit-il, « c’est la pénurie de produits tels que les médicaments de chimiothérapie ou les ordinateurs. Mais, globalement, les affaires tournent ».
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Dans ce contexte de bouleversements économiques, avec un PIB pétrolier en baisse de 38,7 % entre mars 2019 et mars 2020, les gardiens de la révolution – l’armée idéologique du pays – ont fait un retour en force en accaparant les grands projets-clés : infrastructures, télécommunications, énergie.
Leurs activités économiques, développées après la guerre Iran-Irak (1980-1988), s’étaient renforcées sous la présidence de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Son successeur, « Hassan Rohani, a tenté de réduire leur influence en les obligeant, par exemple, à payer des impôts, explique un analyste iranien sous le couvert de l’anonymat. Mais la politique de “pression maximale” de Trump et le départ des sociétés étrangères ont ruiné ses efforts. Les gardiens détiennent aujourd’hui un quasi-monopole dans de nombreux domaines et forment une entité avec laquelle le secteur privé ne peut rivaliser ».
Les gardiens de la révolution ont ainsi repris aux côtés de la compagnie nationale Petropars, en 2019, le projet de développement de South Pars dans le golfe Persique. Une montée en puissance concrétisée après que le géant français Total, suivi de la China National Petroleum Corp., a renoncé à exploiter cet immense champ gazier, sous la menace de lourdes pénalités américaines. « Les gardiens ne sont pas aussi efficaces que les entreprises étrangères dans ces projets, et il y a eu des cas de corruption. Mais, pour l’instant, ils se débrouillent », explique un économiste iranien qui préfère rester anonyme.
Sur un panneau à l’effigie du Guide suprême, Ali Khamenei, est écrit : « 1397 [2018], année de soutien aux produits iraniens », à Parand, en 2019. HASHEM SHAKERI
Bon gré mal gré, la capacité de raffinage de pétrole est aujourd’hui « 30 % environ plus élevée qu’il y a dix ans. L’Iran est devenu exportateur net d’essence », constate David Jalilvand, chercheur associé à l’Oxford Institute for Energy Studies et spécialiste de l’Iran au centre de recherche Orient Matters, à Berlin.
Dans sa quête d’autosuffisance, l’Iran, qui possède les deuxièmes réserves mondiales de gaz naturel, utilise désormais cette ressource pour produire son électricité. Celle-ci sert notamment à la fabrication de produits à forte intensité énergétique, dont l’aluminium, le ciment et l’acier. « Dans le contexte des sanctions, l’utilisation de son pétrole et de son gaz diminue la dépendance de l’Iran, analyse M. Jalilvand. Ces productions créent aussi des emplois et permettent au pays d’exporter des produits à valeur ajoutée. »
Selon la Banque mondiale, le PIB non pétrolier a ainsi augmenté de 1,1 % entre mars 2019 et mars 2020 (soit pendant l’année civile iranienne 1398), en raison notamment de la hausse des exportations de produits pétrochimiques (plastique) et de produits industriels (tubes, robinets, pompes). L’Iran a aussi encouragé les exportations agricoles (safran, fruits secs, pistaches) en réduisant la consommation intérieure. Selon l’Organisation iranienne de développement du commerce, les exportations agricoles et alimentaires ont augmenté de 13 % entre mars et septembre 2020, pour atteindre 2,6 milliards de dollars (2,1 milliards d’euros).
Crevettes et pétrole
Aujourd’hui, les principaux acheteurs sont la Chine, les Emirats arabes unis, la Turquie, l’Irak, et l’Afghanistan – tous frontaliers de l’Iran sauf le premier. « Entre l’Iran et ses voisins, malgré les sanctions, le transfert de marchandises et de devises, en camion, par voie terrestre, ne rencontre pas d’obstacles majeurs », explique Bijan Khajehpour, directeur associé chez Eurasian Nexus Partners, une société internationale de conseil stratégique basée à Vienne. La différence culturelle est aussi moins importante entre ces pays : une marchandise iranienne se vend plus facilement en Afghanistan qu’en Europe. »
Des producteurs iraniens dont les marchandises (notamment alimentaires) ne sont pas concernées par les sanctions relèvent le défi d’exporter en Europe. Reza (un pseudonyme), par exemple, éleveur de crevettes dans les eaux turquoises du golfe Persique, a obtenu les autorisations nécessaires après un long processus bureaucratique. « Dans notre secteur, la demande augmente de manière spectaculaire : en 2018, on produisait entre 6 millions et 7 millions de tonnes de crevettes, contre 36 millions aujourd’hui, se réjouit l’Iranien, joint par téléphone à Téhéran. En ce qui me concerne, j’exporte 70 % de mes productions en Europe (Belgique, France, Italie) et en Russie. Mes crevettes, complètement bio, sont très appréciées ! » Leur faible coût de production les rend attractives à l’international.
Reza n’utilise que des produits iraniens dans son élevage. Ses exportations rapportent des devises en euros, devenues rares en ces temps de sanctions, et lui ont permis d’agrandir son affaire. « Nous n’étions que deux au départ dans les bureaux ; maintenant, nous sommes quinze ! Et notre usine est passée de 40 à 180 ouvriers. Un vrai bonheur », dit fièrement l’entrepreneur iranien.
Secteur plus stratégique et plus sensible que les crevettes, le pétrole trouve lui aussi des débouchés. Si les sanctions ont eu pour effet de diminuer drastiquement les exportations de brut, Téhéran aurait néanmoins écoulé en janvier 2021 entre 514 000 barils par jour, selon les experts de Kpler, et 1,5 million de barils par jour, selon la société américaine TankerTrackers, qui utilise des images satellites pour suivre les livraisons. Le ministère iranien du pétrole ne publie plus ses résultats.
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Toutes les ruses sont bonnes pour contourner les interdits américains, comme faire transiter une partie du brut destiné à la Chine par la Malaisie. L’Iran mélange aussi sa production avec celle de l’Irak, qui est ensuite vendue comme « pétrole irakien ». « La vente du pétrole irakien a soudain grimpé de 250 000 barils par jour [en septembre 2018], note Bijan Khajehpour, d’Eurasian Nexus Partners. Il est très facile de faire passer le pétrole iranien depuis le Khouzistan [province du sud-ouest iranien] vers le port irakien voisin de Bassora. D’autant que les deux pays entretiennent de très bonnes relations. »
Les acheteurs négociant des prix bas en raison des risques encourus, il est difficile de savoir combien rapportent ces ventes. Et quelles sommes rentrent effectivement dans les caisses iraniennes. Les banques sont réticentes à traiter avec Téhéran de peur d’être épinglées par Washington. Les transactions ne se traduisent pas forcément en devises. L’Iran échange par exemple avec la Chine son pétrole contre des marchandises (téléphones portables, médicaments). Cette pratique, déjà éprouvée sous la présidence d’Ahmadinejad, a repris de la vigueur depuis 2018.
Pour surmonter l’obstacle des transactions bancaires, les autorités iraniennes ont aussi mis en place l’interface Nima, sur laquelle sont enregistrés exportateurs, importateurs, marchandises autorisées à la vente et valeur des échanges. Ce système bien rodé permet à l’Etat de contrôler les échanges, sans pour autant obliger les exportateurs à rapatrier leurs devises dans le pays. L’argent est donc disponible à l’étranger afin de faciliter les paiements des importations.
Mépris de la population
L’Iran a ainsi pu résister, du moins pour le moment, aux pressions économiques et politiques. « Dans les circonstances actuelles, l’économie iranienne ne va pas s’écrouler. Pour autant, elle ne répond guère aux besoins de la population en matière d’emploi », explique Bijan Khajehpour. Le développement de certains secteurs, dont celui de l’énergie, dépend fortement des investissements étrangers et de technologies de pointe dont est privé l’Iran à cause de son isolement.
« Pour que le problème du chômage soit résolu, il faudrait une croissance de 8 % à 10 %, ce qui n’est pas envisageable avec les sanctions », poursuit Bijan Khajehpour. La crise économique, la corruption des dirigeants, le chômage des jeunes et la pauvreté ont été les déclencheurs des grandes manifestations qui ont récemment secoué le pays – notamment celles de novembre 2019, dont la répression a fait au moins 300 morts –, avant que les revendications ne prennent un tour politique.
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L’Iran est-il prêt aujourd’hui à accepter de renégocier avec les Etats-Unis un retour à l’accord sur le nucléaire, avec l’objectif de voir, à un horizon encore incertain, une levée des sanctions ? Ou choisira-t-il de conserver le statu quo ? Un statu quo, au nom de la « résistance à l’Occident » chère au Guide suprême, Ali Khamenei, au profit des gardiens de la révolution et du sérail, et au mépris de la population qui endure au quotidien les conséquences des sanctions et des choix politiques de ses dirigeants.